Avis d'ex­pertes sur le rôle du fé­dé­ra­lisme

Le fé­dé­ra­lisme a-​t-il plu­tôt été un frein ou un ac­cé­lé­ra­teur à la par­ti­ci­pa­tion des femmes à la vie po­li­tique en Suisse ?

«L'in­tro­duc­tion du droit de vote des femmes au ni­veau can­to­nale a ef­fec­ti­ve­ment in­fluen­cé le ré­sul­tat de la vo­ta­tion fé­dé­rale de 1971»

Il n’est pro­ba­ble­ment pas pos­sible de ré­pondre clai­re­ment par oui ou par non à cette ques­tion. Comme pour beau­coup d’autres in­ter­ro­ga­tions, le fé­dé­ra­lisme a ap­por­té des ré­ponses nuan­cées à re­pla­cer dans le contexte de l’époque. Dans tous les cas, le suf­frage fé­mi­nin mis en place dans cer­tains can­tons avant son in­tro­duc­tion au ni­veau fé­dé­ral a mon­tré que les ar­gu­ments (gé­né­ra­le­ment peu convain­cants) contre le droit de vote des femmes étaient dé­nués de fon­de­ment. À cet égard, la pos­si­bi­li­té pour les can­tons d’in­tro­duire le suf­frage fé­mi­nin de ma­nière au­to­nome et in­dé­pen­dam­ment de la si­tua­tion à l’éche­lon fé­dé­ral pour­rait bien avoir joué un rôle dans l’is­sue du scru­tin de 1971. Gé­né­ra­le­ment, lorsque l’on parle des droits po­li­tiques, on constate que les so­lu­tions ex­pé­ri­men­tées dans les can­tons font bou­ger les lignes au ni­veau fé­dé­ral (comme on le voit avec le droit de vote des étran­gers).

À pro­pos de l'au­teure

As­trid Epi­ney est pro­fes­seure en droit in­ter­na­tio­nal, droit eu­ro­péen et droit pu­blic suisse à l’Uni­ver­si­té de Fri­bourg et di­rec­trice exé­cu­tive de l’Ins­ti­tut de droit eu­ro­péen.


«Les ques­tions éga­li­taires re­lèvent sou­vent de la com­pé­tence des can­tons»

Le fé­dé­ra­lisme et ses ou­tils ont plu­tôt ra­len­ti la pro­gres­sion vers l’éga­li­té des genres. Cette réa­li­té s’ex­plique no­tam­ment par le poids ac­cor­dé aux pe­tits can­tons ca­tho­liques, dans les­quels les va­leurs conser­va­trices sont en­core bien an­crées. La vo­ta­tion de 2013 sur l’ar­ticle re­la­tif à la po­li­tique de la fa­mille en est la par­faite illus­tra­tion : la ma­jo­ri­té des can­tons l’a em­por­té sur la ma­jo­ri­té du peuple, em­pê­chant ainsi que les can­tons soient obli­gés de créer une offre adap­tée de places d’ac­cueil extra-​familial et extra-​scolaire.

Ces der­nières dé­cen­nies, le Conseil des États, plus ré­ti­cent au chan­ge­ment que le Conseil na­tio­nal, a frei­né cer­taines avan­cées en ma­tière d’éga­li­té des sexes. Dans les an­nées 1980, lors des dé­bats sur la ré­forme du droit ma­tri­mo­nial, il s’est par exemple op­po­sé avec suc­cès au droit pour la femme de conser­ver son nom de jeune fille si elle en fait la de­mande.

À cela s’ajoute que les ques­tions éga­li­taires touchent sou­vent des do­maines tels que la for­ma­tion et l’édu­ca­tion, pour les­quels la Confé­dé­ra­tion n’a au­cune com­pé­tence de ré­gle­men­ta­tion. Ainsi, la Confé­rence des di­rec­teurs can­to­naux de l’ins­truc­tion pu­blique a émis en 1972 déjà des re­com­man­da­tions pour ins­tau­rer l’équi­té entre homme et femme dans le sys­tème édu­ca­tif. Or, en 1991, seule une pe­tite moi­tié des can­tons avait sup­pri­mé toutes les in­éga­li­tés for­melles.

À l’in­verse, la Confé­dé­ra­tion a par­fois frei­né les can­tons dé­si­reux d’in­no­ver, no­tam­ment en leur dé­niant la com­pé­tence d’en­ga­ger cer­taines me­sures. Au début des an­nées 1980, par exemple, elle a re­je­té la pos­si­bi­li­té d’in­tro­duire l’in­ter­rup­tion de gros­sesse non pu­nis­sable. Et il y a quelques se­maines à peine, le Conseil des États a re­fu­sé d’ac­cor­der aux can­tons la com­pé­tence de mettre en place un congé pa­ren­tal.

À pro­pos des au­teures

Mar­lène Ger­ber et Anja Hei­del­ber­ger sont les co­di­rec­trices d’« Année Po­li­tique Suisse », une chro­nique dé­diée à la po­li­tique suisse de l’Ins­ti­tut de sciences po­li­tiques de l’Uni­ver­si­té de Berne. Dans le re­cueil « Dem Lauf­git­ter ent­kom­men: Frauen­for­de­run­gen im Par­la­ment seit 1950 », paru en al­le­mand, elles re­tracent l’évo­lu­tion de la po­li­tique d’éga­li­té des sexes en Suisse.


«Le fé­dé­ra­lisme a été un frein»

Le fé­dé­ra­lisme a es­sen­tiel­le­ment été un frein à l’in­tro­duc­tion du droit de vote des femmes en Suisse.

Il a tout d’abord ra­len­ti les dé­ve­lop­pe­ments au ni­veau fé­dé­ral. Le Conseil fé­dé­ral et le Par­le­ment ont très sou­vent in­vo­qué les scru­tins can­to­naux à venir, qu’il fal­lait at­tendre. Et si les ré­sul­tats étaient né­ga­tifs, ils s’en ser­vaient pour ne pas agir au ni­veau fé­dé­ral.

En­suite, les op­po­sants ont uti­li­sé à plu­sieurs re­prises le fé­dé­ra­lisme pour ren­voyer la ques­tion de l’in­tro­duc­tion du suf­frage fé­mi­nin à l’autre éche­lon ins­ti­tu­tion­nel et ainsi la re­por­ter.

Puis, le fé­dé­ra­lisme a donné un poids dis­pro­por­tion­né aux can­tons ca­tho­liques et ru­raux à faible den­si­té de po­pu­la­tion, qui étaient plu­tôt contre le droit de vote des femmes.

Pour finir, le res­pect de l’au­to­no­mie can­to­nale et com­mu­nale a em­pê­ché les au­to­ri­tés fé­dé­rales de rendre le suf­frage fé­mi­nin obli­ga­toire à tous les éche­lons ins­ti­tu­tion­nels en 1971. Ainsi, l’éga­li­té po­li­tique des femmes suisses a été re­tar­dée de près de deux dé­cen­nies.

Ce­pen­dant, le fé­dé­ra­lisme a eu un rôle d’ac­cé­lé­ra­teur à deux égards :

En 1959, le can­ton de Vaud a pro­fi­té de la pre­mière vo­ta­tion fé­dé­rale pour sou­mettre un objet can­to­nal afin de pré­ser­ver, selon l’ar­gu­men­ta­tion, l’or­ga­ni­sa­tion fé­dé­rale « de bas en haut ».

En outre, l’exemple des can­tons pion­niers a per­mis de mon­trer que l’in­tro­duc­tion du suf­frage fé­mi­nin n’avait conduit à au­cune des ca­tas­trophes an­non­cées.

À pro­pos de l'au­teure

Pr. Dr. Bri­gitte Stu­der est pro­fes­seure émé­rite d’his­toire contem­po­raine suisse et gé­né­rale à l’Ins­ti­tut d'his­toire de l'Uni­ver­si­té de Berne et au­teure du livre « La conquête d’un droit. Le suf­frage fé­mi­nin en Suisse ».

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